Par Philippe Gauthier, Sébastien Proulx et Stéphane Vial
« La fin ou le but du design est d’améliorer ou au moins de maintenir l’habitabilité du monde dans toutes ses dimensions. »
Alain Findeli
De plus en plus de praticiens du design revendiquent une pratique qu’ils qualifient de sociale afin d’exprimer une posture critique vis-à-vis de celles qui seraient prioritairement déterminées par des impératifs marchands.
Ce faisant, ils tracent une frontière artificielle à l’intérieur du champ du design, qui regroupe un ensemble de pratiques mettant nécessairement en jeu une capacité à comprendre et partager les appréciations que suscite la rencontre quotidienne avec le monde ordinaire. Que ces appréciations s’expriment en unités de mesure, en actes d’achats, en inconforts et accidents, ou en degrés d’aisance, ne change rien : il faut savoir les saisir pour en faire le ferment d’un projet de transformation du monde qui concerne le vivre-ensemble. Or, les compétences nécessaires à une telle saisie relèvent très certainement du champ des sciences humaines et sociales. Par conséquent, toute pratique se réclamant du design est nécessairement sociale, en ce sens qu’un de ses problèmes fondamentaux consiste à mettre en œuvre une anthropologie sociale et philosophique de l’appréciation de la vie ordinaire dans le monde, c’est-à-dire de la vie en compagnie des objets, des lieux, des services, des institutions et des organisations.
À l’inverse, rester aveugle à ce caractère fondamentalement social du design, c’est s’aliéner tout l’héritage de la pratique et de la réflexion qui structurent ce champ, de William Morris à Alain Findeli en passant par le Bauhaus ; c’est renoncer à l’apport distinctif du design dans tout projet d’amélioration du monde ; c’est prendre le risque d’assujettir l’apport du design à la seule résolution de problématiques techniques ou à la seule expression de normes esthétiques ; autrement dit, c’est surestimer l’importance d’un certain nombre de tâches périphériques au design, à la frontière des arts décoratifs, de l’ingénierie ou du graphisme, qui ne sont que des moyens dont dispose le designer pour remplir son rôle.
Nous affirmons donc l’unité fondamentale de toutes les pratiques du design authentique derrière les cinq principes suivants.
Principe 1. Un acte de design authentique est un acte social et critique. Il commence par un moment critique, c’est-à-dire un moment où le designer détecte l’existence d’une insatisfaction vis-à-vis du monde qui le propulse dans un projet en vue de rendre ce monde plus habitable pour la collectivité.
Principe 2. Un acte de design authentique est nécessairement tourné vers l’amélioration de la vie d’autrui et de la collectivité. Ses objets sont les usages, sur lesquels le designer agit en façonnant les dispositifs de notre monde habité, artefacts matériels ou immatériels.
Principe 3. Le design est une pratique qui participe inévitablement à définir les contours du vivre-ensemble, et il est de la responsabilité des designers d’assumer pleinement ce rôle et de savoir rendre publique l’idée même du vivre-ensemble qu’ils mettent en œuvre.
Principe 4. Aucun apprentissage du design ne saurait avoir lieu sans une appropriation raisonnée de l’appareil conceptuel qu’il partage avec les sciences humaines et sociales.
Principe 5. La réflexion authentique en design s’intéresse avant tout aux relations entre les humains et leurs divers environnements, aux modalités du vivre-ensemble, à l’expression des cultures contemporaines et aux conceptions du bien commun.
Pour toutes ces raisons, une pratique du design authentique ne peut être autrement que sociale et critique. Elle est sociale par nature et critique par nécessité. Telle est la voie de l’unité renouvelée du design pour le XXIe siècle.
Montréal — Nîmes.
26 août 2014.
Ce texte est publié sous licence Creative Commons BY-NC-ND
Il se peut que mon interprétation de votre manifeste ne soit pas en phase avec vos intentions de communication.
Cependant, il m’apparaît que ce texte tend à polariser, à opposer, les différentes sphères possibles (art, science, technique) de la pratique du design.
Pour cette raison, je suis d’avis que cette perspective supporte un caractère pervers puisqu’elle semble tendre à contenir le « design » à sa sphère sociale.
Vos commentaires pour discussions.
Merci.
L
En réalité, on pourrait dire qu’on veut dé-polariser ou, plutôt, re-polariser autrement. Pour nous, il n’y a aucune débat possible à propos du caractère social du design. La plupart des designers, designers conseils, designers entrepreneurs, designers auteurs, sont en réalité des sociologues qui s’ignorent. Le problème est justement qu’ils l’ignorent et qu’ils restent au mieux de bons observateurs de leurs semblables, au pire de mauvais commentateurs sportifs. Ce que nous soutenons, c’est qu’il faut mettre cette aptitude en avant, la comprendre, l’articuler, la conceptualiser. Il faut enseigner aux designers comment tirer le meilleur parti possible de cette aptitude toute naturelle chez eux à se préoccuper de ce qui fait l’habitabilité du monde pour autrui. Trop souvent, à vrai dire presque tout le temps, cette capacité est mise de côté dans la pratique et dans l’enseignement. Seul le monde de la recherche persiste à accorder une importance à cette dimension de l’acte de design et s’intéresse à ce que ça suppose sur le plan de l’expertise. Donc, le fait de signaler le caractère social et culturel d’une pratique du design ne doit plus servir d’opérateur de démarcation entre les « bons » designers et les autres. Comme le disait Kjetil Fallan lors d’une récent colloque, l’étiquette « designer social » n’est pas une garantie de bienveillance.
Il me semble que la participation, l’inclusion de la collectivité à la réflexion, à l’acte de design découlent logiquement des 5 principes, alors que je ne les vois pas nommées explicitement. Ce qui me semble poster les designers au-dessus des usadèrEs et autres membres de la collectivité.
Qu’en pensez-vous?
Y aurait-il lieu de prévoir clairement une pleine participation des usagèrEs et membres de la collectivité aux démarches de designs?
La participation des usagers au design peut découler de ces principes, en effet, mais cette participation n’est pas, elle-même, principielle, ou nécessaire. Nous supposons donc que la vertu du designer puisse s’exercer indépendamment du recours à la participation grâce à une lente et attentive familiarisation avec les mondes de l’usager. Qui plus est, il faut insister sur l’exigence de rester critique face au risque omniprésent d’instrumentalisation de la participation. Les méthodes participatives ne sont que des instruments et nous avons été soucieux ici d’énoncer des principes qui peuvent garantir un usage raisonné de tels instruments.