À la recherche d’une utopie urbaine, j’ouvre la boîte de Pandore des communautés intentionnelles, des modes de vie alternatifs, des squats et des villes imaginaires qui ont vu le jour au XXIe siècle. Mes déambulations entre livres, blogues de voyage alternatifs, documentaires me font découvrir des projets où l’impensable a été pensé, réalisé et a existé. Certains existent encore. Soit marginalisés, soit isolés, soit en étroite relation avec l’industrie du tourisme. Chacun a son propre compromis dans un monde qui leur est hostile, mais ouvert.
Le Centre Social de Don Kişot est un espace autogéré situé à Kadıköy, un quartier populaire d’Istanbul sur la rive anatolienne. L’immeuble de trois étages abandonné pendant près de vingt ans a été occupé en 2013 par un groupe d’habitants et d’activistes dans la suite des mobilisations populaires de mai 2013 à Taksim pour le parc Gezi. Appelé localement Yeldeǧirmeni, certains habitants, commerçants, artisans du quartier étaient déjà regroupés et mobilisés avant les événements de 2013. Le quartier est connu pour sa forte concentration d’artisans et d’artistes installées dans des ateliers éparpillés aux rez-de-chaussée d’immeubles anciens. La plupart des articles, entrevues et personnes rencontrées précisent que l’occupation de l’immeuble est née grâce à l’énergie de Gezi, mais que le quartier était déjà actif et engagé en attendant cette structure sociale qui l’a rendu possible.
L’occupation s’est faite face à l’inertie des propriétaires, à la monopolisation et la spéculation du marché de l’immobilier et à l’inutilisation de ce bâtiment qui ne contribuent plus à la vie de quartier depuis près de vingt ans. En occupant et utilisant les lieux pour un projet collectif, le regroupement souhaitait attirer l’attention sur ce problème, créer, expérimenter et imaginer un milieu de vie communautaire autogéré. Des ateliers de création, de réparation, d’artisanat, de formation, ainsi que des cours et des conférences sont au programme depuis près de deux ans. Il est possible de communiquer avec certaines personnes impliquées par le biais de pages Facebook, mais le moyen le plus efficace pour entrer en contact avec la communauté d’usagers du centre est d’occuper les lieux, participer aux activités organisées ou même, mieux, en organiser un.
Une règle s’impose d’emblée quand on rentre dans cet immeuble. Cette règle concerne sa nature publique et commune. Je n’avais pas à demander de permission pour y entrer et faire ce que j’avais envi de faire. On ne me l’a jamais donné cette permission. Je me la suis donnée. On m’a même reproché d’avoir posé la question. C’était un espace à tous. J’ai fréquenté les lieux pendant deux semaines, de la fin du mois d’août au début du mois de septembre, une période particulièrement tranquille au Centre. Quand j’y étais seule pour mon enquête sur l’esthétique des milieux de vie des groupes affichant un souci environnemental, le premier réflexe des touristes, journalistes, photographes et passants était de me demander la permission pour visiter, photographier, prendre un livre. Je prêchais donc la bonne parole. Ma présence seule dans les lieux m’obligeait à tenir ce rôle. Je résumais ce qu’était l’espace et indiquais qu’il leur appartenait autant qu’à moi. Dans ce rapport au monde, je réalisais au fur à mesure que rien n’est figé, et que la notion de frontière m’était propre. La liberté était la vraie liberté, mais aussi une vraie contrainte. C’est une espace en dehors des codes culturels et sociaux que nous avons habitude de suivre dans nos vies urbaines pas mal normées. Chez soi, dans la rue et la bibliothèque, au marché, nous connaissons les normes propres à ces lieux que nous suivons presque comme des acquis innés qui nous ont portant été enseignés à l’enfance. Je n’ai aucun souvenir si cette normativité m’était agréable ou pénible, je crois l’avoir apprise indirectement pendant que mes parents éduquaient mon frère. Lui, je m’en rappelle bien, il subissait les normes. Je me demande parfois si « norme » et « oppression » sont de même racine.
Au début, j’avoue, j’ai cherché désespérément la frontière de ce qui est faisable. Peu à peu, ma timidité et ma gêne ont laissé place à la confiance, la débrouillardise puis à l’aise. Ce contexte permet d’établir une dynamique infinie aux personnes qui venaient d’occuper l’espace. Une fresque réalisée une semaine auparavant était couverte par celle d’après. Celui qui décidait de faire un cours de philosophie aménageait la salle selon sa volonté. Les objets rentraient, sortaient, changeaient de place d’un jour à l’autre. Il ne pouvait y avoir de vol, puisqu’il n’y avait pas de propriété. Les débats sur ce sujet étaient particulièrement beaux à écouter sur place. Certains habitués venaient, rangeaient, discutaient. Les enfants du quartier y jouaient. Des matériaux de construction à gauche à droite, plusieurs livres, vêtements, chaussures récupérées attendaient leurs tours d’être utilisés par de nouvelles personnes.
Le centre social de Don Kişot a été le premier terrain d’enquête que j’ai réalisé dans cette série d’ethnographies exploratoires. Pendant la récolte de données, je n’ai pas vraiment réfléchi à l’esthétique des lieux, je n’étais pas en mode analyse, mais en mode « présence » tout en récoltant les données qui m’étaient nécessaires. Ce n’est qu’après l’analyse des données visuelles que deux catégories se sont formées : l’un n’est qu’observable de manière diachronique : la capacité infinie de transformation esthétique des lieux et l’autre la création d’un milieu entièrement récupéré où des artefacts improbables donnent lieu à des micro-spectacles de rencontres impossibles.
« Les anthropologues ont constaté depuis longtemps que les relations sociales durables sont fondées sur de l’inachevé » (Gell, 2009, p. 100). La pratique des motifs complexes et la création de mythologies basée sur la figure de labyrinthes en sont des exemples pour montrer la capacité de découverte et de recherche que ces artefacts créent entre l’individu et le monde. Déambuler entre lignes, courbes, surfaces pleines et vides, couleurs, bordures, cadres dans l’infinité du motif, selon les anthropologues, est la clé de la durabilité du lien entre l’artefact et le sujet (Gell, 2009). Au Centre social de Don Kisot, nous sommes dans une pluralité joyeuse au présent et le lendemain en réserve probablement de nouveaux puisque s’il y a une norme ici, c’est celle de le possibilité. Rien n’est fait de zéro, ou détruit mais le milieu de vie se construit, se renouvelle au fur à mesure dans une esthétique inachevée où la matière ne cesse de se transformer.
La règle de la non règle et de la non-organisation, c’est un thème connu et, parfois, un cache dogmatisme. S’il est vrai qu’on peut tout faire dans ce lieu, c’est donc qu’on peut aussi y tenir une parfumerie et, à la limite, cadenasser des espaces pour son usage personnel ! Y célébrer une messe serait peut-être toléré, mais y installer le QG d’élection de Erdogan ?