* Série d’articles désinvolte aux origines scientifiques à la fois nébuleux-poétiques à la fois tortueux-philosophiques sur des artefacts du quotidien, des expériences esthétiques anodines, des histoires de réactions allergiques à la modernité.
En hiver 2009, en préparant mon dossier d’admission au programme de doctorat, j’avais en tête l’hostilité des matériaux au corps humain dans nos espaces publics où le bien commun se construit. Comme sur un ring de boxe, c’était soit eux soit nous. J’imaginais une lutte perpétuelle entre l’environnement artificiel et le corps. Comme la lutte des classes, un concept peut être dépassé, vous me direz, pourtant bien réel.
En marchant dans les rues en bitume et en béton, en fleurant les façades en verre, les sols en granit de nos bâtiments publics et de nos réseaux souterrains, en passant notre carte à puce en plastique sur les bornes en aluminium du réseau de transport en commun, nous, nos corps, habitons la ville, mais de moins en moins nous la transformons. Les normes, les règlements, les arts de faire ne cessent de se multiplier pour garder ces milieux de vie dans l’état dont l’autorité publique a mis en place (je dédierai un article spécial à la STM pour ses affiches éducatives qui nous expliquent comment nous comporter dans les transports en commun). Les matériaux ont des caractéristiques de plus en plus réfractaires à la présence de l’usure que le corps et le temps installent. J’avais l’intuition que les matériaux devenaient de plus en plus anti corps, anti changements, anti humains, anti traces, anti usure, anti tout.
J’exagère, je caricature, je polarise. Je sais.
Les rénovations, les surfaces abimées, les traces sont là. Pourtant, il existe bien quelque chose, une tendance, une aspiration à dépasser, contrôler, empêcher ces traces, ces usures, ces changements. Comme si les environnements que nous créons et habitons devaient à tout prix garder leurs statuts d’artefacts sans se mêler à nous, résister à nous, nous défier, nous refuser, mais nous offrir des milieux de vie uniques, autoritaires, permanents et stables.
J’ai donc décidé de vérifier mon intuition. Je voulais faire ma Sophie Calle, mon Sherlock Holmes, mon Marc Augé, mon ethnographe apprenti pour étudier ma propre culture. Je me suis donné un sujet d’exploration : l’état de la matérialité contemporaine de mon propre quotidien public et intime. J’ai voulu documenter l’esthétique des artefacts et des lieux qui m’entourent tous les jours, en essayant de répondre s’ils se laissaient changer avec l’usage, le temps ou au contraire résistaient à tout prix. En théorie, mon enquête visait l’absence de l’usure autant que sa présence, mais au-delà, je voulais connaître l’état de la matérialité, découvrir de nouvelles interrogations et trouver des indices pour m’inspirer. J’ai fait plusieurs sorties entre 2011 et 2013 en utilisant la photographie comme technique de récolte. C’étaient des espaces publics montréalais, des appartements, des sorties programmées et hasardeuses, des trajets définis et aléatoires. Un extrait visuel de ma matérialité quotidienne.
Au fur à mesure que les photographies s’accumulaient, l’absence de l’usure avait du mal à s’affirmer. En analysant une première fois ma bibliothèque de données photographiques au bout d’un an, j’ai constaté l’absence de données sur l’absence de l’usure matérielle. J’ai même programmé une sortie dédiée à l’absence, mais en vain. L’œil avait du mal à l’identifier, la main du mal à la photographier. L’agir manquait à l’appel. Même quand je constatais son absence sur une surface où les usages et le temps avaient leurs mots à dire, mon intérêt glissait vers la recherche de la trace. Je cherchais à prouver que l’usure ne pouvait pas ne pas exister. Je commençais une chasse à l’usure, une chasse à l’homme, une chasse à notre présence, en me disant que nous résistions forcément à cette perfection imposée et réussissions à marquer notre environnement. Pendant mon enquête qui commençait à peine à être obsessive, je refusais l’indifférence de la matérialité envers ceux qui l’habitent. Durant mes sorties, trajets, errances dans les rues, le réseau souterrains, les bâtiments publics de Montréal, je me retrouvais à vouloir prouver la présence de l’usure comme si ma vie en dépendait et que le contraire serait un échec. Je me retrouvais à ne photographier que les traces, les transformations, les tags, etc. Je n’étais même pas capable de faire une documentation simple des matériaux et de l’état des surfaces.
Je me suis forcée à trouver ses absences, chercher ce vide, chercher ce néant. L’absence était absente. Rien de plus évident non? Pourtant, dans les couloirs de la Place des Arts, dans les réseaux souterrains de Montréal, sur les bancs publics entretenus du Vieux-Montréal, sur les mains courantes du métro, sur l’acier, le granit, le marbre, les revêtements parfaitement normés avec des ISO 9XXXX, il existe l’absence de l’usure. Les milliers de personnes en font usage. Ce ne sont encore que des mots, je n’ai pas les données photographiques à l’appui sauf deux ou trois exemples. J’insiste pourtant, je le sais et je le sens, l’usure disparaît, mais résiste. Il réside dans cet écart, entre ma pensée, mes gestes et la réalité empirique. Quelque chose de primordial, que je ne sais pas nommer encore, existe pour comprendre la matérialité contemporaine. Qu’est-ce qui crée cette intuition, cette expérience esthétique de l’absence de l’usure?
Mon regard, l’œil, formé, en art et en design à la plasticité du monde, explore inconsciemment la matérialité selon des catégories. Je réagis à une certaine plasticité et caractéristique sensible : forme, couleur, texture, finition, réflectance, ombres, lumières, composition. Mon regard est éduqué à discerner certaines choses et ignorer d’autres. L’absence de l’usure induit-elle une certaine indifférence non volontaire, plutôt une insensibilité? L’absence de l’usure est insensible, mais le matériau est sensible, tangible. C’est tout à fait évident pourtant. Ce qui est absent n’est pas palpable, mais j’affirme sa tangibilité pour le sujet. L’absence est palpable, comme un souvenir. Je sais qu’il y a quelque chose qui cloche dans ces espaces. Ce que je veux dire, c’est que l’absence de l’usure matérielle implique quelque chose de sensible que je ne sais nommer, une expérience esthétique précise de la matière. Là où je marche tous les jours et je vois marcher les autres, l’usure ne s’installe plus. Cette réalité esthétique implique quelque chose. La nommerai-je juste le neuf? Faut-il une exploration du neuf? Est-ce le manque de changement, le refus de la transformation? Je ne sais plus, tout ceci reste à clarifier. (Carnet de terrain I, 2010-2013).