* Série d’articles désinvolte aux origines scientifiques à la fois nébuleux-poétiques à la fois tortueux-philosophiques sur des artefacts du quotidien, des expériences esthétiques anodines, des histoires de réactions allergiques à la modernité.
À la recherche d’une utopie urbaine, j’ouvre la boîte de Pandore des communautés intentionnelles, des modes de vie alternatifs, des squats et des villes imaginaires qui ont vu le jour au XXIe siècle. Mes déambulations entre livres, blogues de voyages alternatifs, documentaires me font découvrir des projets où l’impensable a été pensé, réalisé et a existé. Certains existent encore. Soit marginalisés, soit isolés, soit en étroite relation avec l’industrie du tourisme. Chacun avec son propre compromis dans un monde qui leur est hostile, mais ouvert. En découvrant le documentaire Empire me de Paul Poet[1], je tombe une première fois sur Swimming Cities of Serennissima de l’artiste Calédonia Curry : Swoon. Un air de déjà vu m’emporte. Sûrement, à l’ère de l’information, l’une des photos spectaculaires de l’installation a traversé mon écran. Une utopie urbaine réalisée, habitée, vécue en 2009. Une œuvre qui efface les frontières entre l’architecture, la sculpture, l’espace de vie et l’art.
Swimming Cities of Serennissima est une flotte de trois navires fabriqués à la main. En 2009, l’artiste décide de participer à la Biennale de Venise sans être invitée et navigue de Slovénie jusqu’à Venise, le long des côtes Adriatiques, avec un équipage de trente artistes. Tout au long de la traversée, en prenant l’idée de cabinet de curiosité, l’espace de vie est rempli de toute sorte de choses récoltées aux mouillages afin de construire une histoire. Les 30 artistes habitent, cuisinent, dorment, et vivent dans la ville flottante. En arrivant aux quais vénitiens, ils invitent les gens à monter à bord et organisent des performances d’art vivant, de contes, de musique et de marionnettes face à l’entrée du « Grand » Biennal International d’art. L’artiste déclare :
« We are making a cabinet of wonders by collecting things we find along the way: seeds, bones, flowers, stories – all manner of things. This impulse is about observing, collecting and sharing beautiful things in the world around us, but there is also an element of the impulse to preserve these things and to pack your whole life onto a couple of hand-made rafts and set sail, which is about the feeling that the way we are living is coming apart at the seams, is destroying the world around us and will not last. These boats are not to be taken as a literal solution, but in the way that art distills a language from our imaginations and creates images that speak to us above and below the level of our spoken language, we are addressing these issues in our form. » [2].
Ce sont les paysages urbains et les denses végétations marécageuses de la Floride qui ont peuplé l’imagination de l’artiste pour donner forme aux trois villes flottantes entre 2006 et 2009. Swimming Cities of Serennissima a été fabriquée avec les morceaux de ces deux autres radeaux du passé faits de matériaux et de déchets de construction récupérés dans les rues de New York, des surplus de constructions achetés chez Built it Green NYC puis d’autres objets et matières trouvés en Slovénie. Ces matériaux, objets et références créent un rapport intime avec l’urbanité dans l’espace de vie construite.
En 2007, la première ville flottante Miss Rockaway Armada a été fabriquée afin de réaliser des performances et spectacles culturels auprès des communautés isolées au long de la Rivière Mississippi. La troupe d’artistes se réunit la première fois à cette époque à la quête d’une société meilleure : « Au-delà du contexte artistique, il s’agissait avant tout de la grande aventure collective d’une génération de jeunes Américains héritiers de Jack Kerouac, qui se recréent leur propre société utopiste avec les déchets de celle qu’ils rejettent. » [3].
Au-delà des Swimming Cities, Swoon s’est fait remarqué la première fois à travers ses installations monumentales en papier gravé, découpé, collé qui transforment les rues en un musée à ciel ouvert [4]. Elle installe de grands portraits des personnes aux endroits où elle les rencontre. Ses découpages de portraits aux allures de motifs se dégradent avec beauté tout au long des rues qu’ils ornent. Selon, l’artiste, le corps, spécifiquement le portrait, par ce qu’il met en scène reflète l’essentiel [5]. Elle est engagée auprès d’un projet d’architecture durable à Haïti pour la reconstruction après désastre et auprès du collectif Transformazium de Pennsylvanie pour transformer une église abandonnée en une communauté de création et d’expérimentation.
Dès ma découverte de l’œuvre de l’artiste et le lien étroit qu’elle tisse avec l’utopie, l’espace et l’urbain, je la contacte. Nous sommes le 24 juillet. On m’annonce qu’actuellement, les radeaux ne sont ni sur l’eau ni habités, ils sont exposés au Musée de Brooklyn depuis le 11 avril et jusqu’au 24 août 2014 au sein de l’installation Swoon : Submerged Motherlands. Je saisis l’occasion. Je décide donc de m’y rendre afin de voir de près l’esthétique de cette utopie flottante, réalisée et habitée. Je n’aurais donc pas l’opportunité de voir cette communauté vivante sur l’eau, participer à leurs soirées de performances, boire une bière dans ces sculptures, mais je pourrais au moins contempler en détail la matérialité à laquelle cette utopie réalisée a donné lieu.
J’arrive à New York pour voir une œuvre, une seule œuvre. Et rien d’autre ne m’intéresse. Sauf une balade sur Highline Parc. Je trace sans carte, sans rien de Penn Station à l’entrée nord du parc en faisant confiance aux souvenirs de mes deux précédents voyages. Je croise l’ancienne voie ferrée, me jette en hauteur, en exergue de la circulation, puis change ma perspective sur Manhattan à 6 h du matin. Je crois être un produit parfait de la modernité qui trouve son bonheur dans cette flore reconstituée dans une esthétique industrielle presque inexistante, mais porteuse d’imaginaire. Je pense à mes balades sauvages sur les chemins de fer de Rosemont, du Centre-Sud et de Saint-Henri où cette esthétique est belle et bien réelle. Au niveau du 11e, je quitte mon escapade urbaine et prends la ligne L qui me mène à mon auberge. Dans une zone complètement industrielle de Brooklyn, les rez-de-chaussée d’immeubles géants aux petites portes écartées me font apercevoir des travailleurs hispaniques sur des chaînes de travail, autour des machines d’assemblage, devant des plans de tri de chaussures, de vêtements, de produits divers neufs, étincelants, identiques dans une obscurité profonde qui cache une activité de production perpétuelle. Je dépose mon sac et cherche un bus tout en traversant le quartier juif sous un soleil intense pour rejoindre le musée. Sans me décourager, avec l’air d’une amoureuse qui a un rendez-vous galant, j’arrive au point de rencontre. Je prends mon billet et décide de me poser à l’extérieur quelques instants avant de rompre le charme de l’inconnu.
J’avais déjà vu plusieurs images des radeaux : les photographies faites pendant le voyage, des extraits filmiques du documentaire Empire Me, des vidéos d’interview réalisés par le musée de Brooklyn. Dès l’ouverture des portes de l’ascenseur, la couleur turquoise dégoulinante sur les murs de gauche m’oriente vers la bonne salle et l’installation entière se dévoile devant moi. De milliers de morceaux de tissus entortillés tissent un immense tronc d’arbre, du sol en marbre à la coupole vitrée, et déploie ses branches en dentelle faite de papier découpé. À son pied, un sanctuaire, des dessins de femmes géantes, les deux radeaux, un canoë et autres dentelles en papier découpé, dessins, tissus peuplent la forêt imaginaire dans laquelle on plonge en rentrant dans la salle.
En quelques secondes, une forêt de textures, de couleurs, de jeux de ton sur ton, de formes, d’objets, de matériaux, d’artefacts inconnaissables, de motifs, de découpages, d’assemblages étonnants dans une diversité intense vous envahit. Je me concentre sur les deux radeaux dans cette forêt limitée à la salle d’un musée, mais infinie dans sa diversité. La manière que les deux radeaux sont exposés limite les angles de vue de l’œuvre. Je documente les matériaux, les assemblages, les combinaisons de matériaux, les objets, les planches… Je décortique les nœuds d’objets et de matériaux, les points où ils convergent et divergent. Je me crée des approches spatiales. Je divise l’œuvre en partie entre ce qui touche et pas au sol, l’avant, l’arrière, côté est et ouest imaginant qu’elle navigue de Slovénie à l’Italie. Il m’arrive aussi de divaguer, oublier ma recherche, mon observation utilitaire, et me laisser emporter par l’expérience esthétique de l’œuvre, d’errer entre motifs, textures, couleurs, matériaux et me laisser submerger.
À cet instant précis, dans le musée, les radeaux que je contemple ainsi sont des sculptures au sein d’une installation. Ils furent, avant cela, de vrais radeaux, véhicules pour naviguer, un milieu de vie pour vivre, habiter, expérimenter. Et autrefois, les artefacts ayant servi à leur construction ont tous vécu différents cycles et histoires de vie dans les mains d’autres personnes.
Le premier navire n’a pas réellement d’espace intérieure et extérieure. Il déploie ses espaces communs et intimes avec l’accumulation, la rencontre et la dispersion de plusieurs éléments. Il s’agit d’une architecture à la fois ouverte à la fois fermée, où existent pourtant des espaces intimes et communs. Le deuxième, plus semblable à un bateau classique par sa forme et son aménagement, a un îlot central avec rangements, un toit, des façades formant deux petits corridors qui mènent vers la proue du radeau. Des pièces de portes et de fenêtres puis des plaques de matériaux divers se succèdent et forment les deux façades du radeau.
Ce sont bel et bien des radeaux. Des lieux de survie où l’artiste tente de créer une communauté avec le moins possible pour résister, traverser, expérimenter, démontrer la beauté de l’expérience humaine possible dans ce contexte. Suite à l’intérêt et popularité naissante sur l’usage des matériaux recyclés pour fabriquer l’œuvre et les analyses environnementales associées au projet, l’artiste dans l’un de ses entretiens insiste pour dire qu’il ne s’agit pas d’un projet écologique et que tel qu’elles sont ce ne sont pas des structures écologiques, mais qu’il s’agit avant tout d’une expérimentation et démonstration de ce qui est possible et faisable [6].
Durant les deux jours de visite, j’analyse, je rends visite, je contemple, je photographie, je dialogue, j’ignore, je supporte, je m’ennuie et m’émerveille. Et je la quitte, l’oeuvre, sur un coup de tête sans dire adieu. Des catégories de lecture commencent à se former durant ma cohabitation de douze heures avec l’œuvre, l’objet, l’espace. L’accumulation des objets dans un même endroit, le positionnement seul d’un élément à l’écart des autres, l’assemblage de divers matériaux, de surfaces, de planches récupérés; la diversité d’objets, de surfaces, de textures, de couleurs; les traces d’usures, les appropriations, les transformations, les motifs, les dessins réalisés créent une pluralité dynamique sensible tel un labyrinthe indéchiffrable et étudiable à l’infinie [7]. La continuité et la linéarité dans l’espace et les matériaux sont presque inexistantes sur le plan visuel. C’est dans cette articulation de la pluralité que la beauté se révèle. Presque chaque surface dépose une interrogation, une énigme à résoudre. C’est dans cette expérience esthétique que la durabilité nait entre moi, mon corps et tout le reste qui m’entoure.
[1] Paul Poet (2011), Empire Me : New Worlds Are Happening !, documentaire, Une production de Navigator Film (Autriche), en coproduction avec Minotaurus Film (Luxembourg), Gebrueder Beetz filmproduktion (Allemagne) et ZDF, en collaboration avec ARTE, URL, consulté le 30 septembre 2014.
[2] Arrested Motion, entretien avec Caledonia Curry (30 mars 2009), URL, consulté le 30 septembre 2014.
[3] Galerie L.J., dossier de l’artiste Swoon, URL, consulté le 30 septembre 2014.
[4] ibid.
[5] ibid.
[6] Arrested Motion, op. cit.
[7] Voir Alfred Gell (1998), Art and agency. An anthropological theory, Oxford University Press.
Crédits photos : Yaprak Hamarat
* À venir : une enquête qui tente de prouver l’existence des humains dans la matérialité contemporaine, le lien entre les cartes de Tarot et le Monochrome bleu de Yves Klein, un texte sur l’économie circulaire, le nouveau concept phare qui nous suit partout, le lien entre les chaises de Wegner et les œuvres d’Erdal Inci pour parler de la danse et du design, des enquêtes ethnographiques à Istanbul et Copenhague, les bâtiments en verre de Berlin et de la transparence de la démocratie allemande… un ensemble de réflexions sur la possibilité d’une politique esthétique .