La vertu d’innovation. « Innovez, innovez, vous en tirerez bien quelque chose un jour ! »

Si l’on pousse un peu plus loin notre analyse du champ lexical de l’innovation, on constate également que partie du dehors, l’in-troduction du neuf supposerait l’existence d’un auteur extérieur à l’entité d’accueil de la nouveauté. Innover ouvrirait ainsi la porte à un certain paternalisme dont l’histoire nous a montré les dérives possibles. Toutefois, considérant la retenue critique supposée de l’innovateur ou sa non-indifférence envers l’identité essentielle des situations où il intervient, cette autorité s’exercerait dans le respect du cadre proposé par Platon pour moduler l’activité des conseillers des princes. En effet, selon Michel Foucault (2), la cinquième lettre apocryphe attribuée à Platon indique qu’un bon conseiller est celui qui reste attentif à la nature de la constitution (politeia) de l’État dans lequel il est appelé à intervenir. Bien qu’il joue un rôle central dans l’évolution des États, dans l’amélioration de leur gouvernance et le progrès de leurs institutions, le travail du conseiller passe par l’adoption de la langue propre à chaque constitution. Ce ne peut être que dans le respect de la phônê, de la voix d’une constitution qu’il peut parvenir à introduire les changements dont dépend la réalisation d’une politeia originale. On pourrait ainsi suggérer qu’innover suppose cette même sorte d’acculturation volontaire de l’innovateur aux pratiques en vigueur, acculturation qui peut bien représenter un rempart contre certaines dérives paternalistes.

Ainsi le champ lexical de l’innovation recèlerait des ressources morales qui nous permettraient de mieux discriminer les pratiques qui lui sont associées, voire de découvrir les formes authentiques de l’innovation. S’il semble ne pas y avoir de limites inférieures à l’intensité de l’innovation, qui peut bien atteindre l’échelle homéopathique, notre analyse semble suggérer qu’il y aurait une limite supérieure au-delà de laquelle adopter le langage de l’innovation n’aurait plus aucun sens. De ce point de vue, on pourra, par exemple, se féliciter que la notion d’innovation sociale au Québec ait peu à peu éclipsé celle d’« ingénierie sociale » ou de « réingénierie de l’État », dont l’ex-premier ministre Jean Charest avait fait le thème de son premier gouvernement libéral. Mais on peut se demander si les innovateurs ne cachent pas, parfois, un projet de changement plus profond et plus complet qui, du coup, ne relèverait plus des vertus de pondération et de prudence qui caractériseraient l’innovation. Dans la sphère industrielle, une entreprise manufacturière qui abandonnerait son cœur de métier pour développer un bouquet de services serait-elle encore en train d’innover ? Qu’a donc conservé de sa traditionnelle dynamique de pouvoir la ville de Medellín, en Colombie, élue capitale mondiale de l’innovation ? Ne s’est-elle pas plutôt radicalement transformée ? N’y a-t-on pas plutôt assisté à une véritable révolution socio-politique ? En somme, alors que certains promoteurs de l’innovation sociale ne jurent que par la réalisation complète (et tyrannique ?) d’une citoyenneté totalement engagée et participative, on pourrait penser que la véritable forme de l’innovation sociale ressemblerait davantage aux pratiques de piratage observées dans le monde informatique, comme le suggère d’ailleurs Stéphane Vincent directeur de l’organisme La 27e Région, en France.

*Voir Alasdair MacIntyre (1993) Quelle justice ? Quelle rationalité ?, Paris : PUF, chap. 18.
**Voir Michel Foucault (2008) Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, Paris : Hautes études/Gallimard, notamment la leçon du 9 février 1983.

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