L’éthique de la recherche telle qu’elle est mise en œuvre dans les universités n’a-t-elle donc d’éthique que le nom ? C’est la question que tout chercheur est en droit de se poser s’il comprend les situations de terrain comme des situations fondamentalement sociales, déterminées par les interactions qu’il entretient avec ses sujets et soumises à des circonstances locales et singulières de réalisation. Pourquoi cette ouverture empathique et sympathique nécessaire à la rencontre d’autrui passe si difficilement dans les rets des critères éthiques qu’on impose à la recherche universitaire ?
L’éthique de la recherche est censée être toute dévouée à la protection de ceux et celles qui, pour une raison ou pour une autre, sont amenés à contribuer à un projet scientifique à titre de sujet d’expérimentation ou de témoin d’expériences. Bien qu’en principe personne ne soit jamais forcé à prendre part à une recherche, les rapports entre les chercheurs et leurs sujets relèvent toujours d’une asymétrie. D’abord, l’engagement dans la recherche est constitutif du rôle du chercheur, endossé publiquement et attaché à une rémunération régulière. À l’inverse, l’engagement des sujets relève du don de soi fait en dehors des activités régulières, le plus souvent à titre gracieux ou contre rétribution symbolique. Mais aussi, ce sont les chercheurs qui établissent les cadres dans lesquels les interactions avec leurs sujets ont lieu. Surtout, en fin de compte, ce sont les chercheurs qui déterminent ce qu’il est important de retenir d’un témoignage, d’une situation ou d’un phénomène. Ce sont ces asymétries caractérisant les rapports entre les chercheurs et leurs sujets qui nécessitent que l’activité de recherche soit balisée : que les sujets soient protégés contre les excès qui pourraient découler de leur vulnérabilité face aux chercheurs.
Sensibles à cette situation, les universitaires ont mis en place des procédures d’auto-surveillance pour garantir les personnes participant à des recherches contre tout préjudice déraisonnable ou masqué auxquels les exposerait cette asymétrie. Ces procédures consistent en un examen approfondi des démarches de recherche, notamment des approches, méthodes et outils prévus dans la mise en œuvre des interactions avec les sujets. Or, si ces procédures protègent bien les sujets contre certains préjudices, elles tendent à disqualifier l’aptitude intrinsèque au chercheur lui-même à faire face correctement aux situations de terrain.
Cette réflexion nous a été inspirée par une récente demande d’évaluation éthique que nous avons présentée au comité de pairs responsable de la certification des recherches de notre institution. Soucieux de nous conformer le mieux possible aux procédures prescrites, nous avons soumis notre plan d’enquête à ce comité. Notre recherche visait à mettre en lumière les traces d’une personnalisation de lieux de vie collectifs, ce qui ne nécessitait qu’un simple relevé photographique. Toutefois, il nous avait semblé évident qu’au cours de ce relevé les rencontres avec les résidents de ces lieux allaient être inévitables et que dans le cadre de ces inévitables rencontres nous allions être engagés dans des interactions dans lesquelles il aurait été malhonnête de vouloir assumer un autre rôle que celui de chercheur. En somme, malgré le caractère strictement spatial et formel des données dont nous avions besoin, nous assumions totalement le fait qu’une situation de terrain est toujours une situation sociale, radicalement imprévisible car co-construite par les acteurs qui y sont engagés. Nous en avons donc avisé nos pairs chargés d’évaluer notre démarche. Notre zèle s’est plutôt révélé rédhibitoire. Selon l’avis qui nous a été rendu, ces rencontres fortuites allaient devoir être préparées, planifiées, encadrées par un ensemble de dispositifs (consentement éclairé, garantie de confidentialité, explicitation des risques et des droits, etc.). Nous avions alors deux choix. Ou bien nous conformer aux consignes de nos pairs en nous munissant d’un arsenal qui nous apparaissait comme un frein à toute rencontre authentique avec autrui, ou bien accepter de rester tapis derrière notre appareil photo, renonçant d’emblée à nous montrer réceptifs à notre terrain, à comprendre le caractère fondamentalement social de la situation dans laquelle nous allions être plongés. Que révèle donc cette alternative ?
Il est bien sûr difficile d’évaluer la qualité éthique du chercheur lui-même et l’analyse méthodologique à laquelle se livrent les comités de surveillance éthique se révèle commode pour limiter les éventuels préjudices subis par les sujets d’une recherche. Mais on remarquera que la certification éthique obtenue par le chercheur, établie sur un plan strictement déontologique, ne concerne pas sa pratique, mais ses a priori. Ce qui est sous la loupe de l’évaluation éthique, ce n’est pas une pratique, qui se serait révélée plus ou moins adéquate face à une situation délicate, mais un plan, un programme, une anticipation par le chercheur de ce que lui réserve la rencontre avec son terrain et ses sujets de recherche. Or, ce qui requiert du discernement éthique ce sont les dilemmes que pose la pratique, plus précisément, les dilemmes qui apparaissent en cours de pratique. En ce sens, l’évaluation éthique de la recherche met totalement de côté ce qui relève directement de l’éthique, c’est-à-dire la capacité à faire face de façon acceptable aux aléas du terrain. Elle disqualifie l’autonomie dont doit pourtant faire preuve le chercheur engagé dans son terrain.
Ma lecture de ce problème est largement issue des concepts de l’éthique de la vertu. Si on suit un des grands protagonistes de cette conception de l’éthique, Alasdair MacIntyre, la vertu dont devraient pouvoir faire preuve les chercheurs en contexte de recherche passe par leur compréhension de la dépendance mutuelle qui s’instaure entre eux et leurs sujets (voir Alasdair MacIntyre, Dependant Rational Animal, Open Court Publishing, 1999). Mais quelle sorte de dépendance et quelle sorte de vulnérabilité le chercheur affiche-t-il s’il s’interdit de s’engager dans les situations sociales imprévisibles qui ne manqueront pas de se présenter à lui ? De ce point de vue, ce que prescrit l’éthique de la recherche universitaire, c’est une éthique de l’invulnérabilité du chercheur protégé par son plan d’enquête face à des situations de terrain qui exigeraient pourtant de lui un engagement authentique et sincère. Une éthique, donc, parfaitement antipathique.
Excellent article.
Vous pointez, avec justesse, que l’éthique de la recherche ne vise pas particulièrement à protéger « l’autre »; elle protège l’institution avant tout. Cette forme d’éthique, que vous qualifiez d’antipathique, est celle de la vitrine, de l’apparat. Elle n’a d’éthique que le nom.
Bien que l’on parle souvent d’éthique, cette dernière demeure un sujet mal connu.