Toutes les carrières universitaires sont désormais mesurées à l’aune de leur productivité. Chaque membre de la communauté est maintenant engagé dans une course au recrutement d’étudiants et d’étudiantes, à la production de diplômés et surtout, à la multiplication des recherches et des publications. De nombreux universitaires se sont faits entendre déjà pour dénoncer la menace que cette pression productiviste pouvait représenter pour la recherche et pour l’émergence de connaissances nouvelles, missions fondamentales des universités. Or, la pression est si forte et ses voix si insidieuses qu’il devient quasi impossible pour les membres de la communauté de s’y soustraire. Résultat des courses : une baisse générale de la qualité de la littérature scientifique, notamment celle que l’on retrouve dans les revues et conférences spécialisées.
C’est que, dans ce contexte, tout est prétexte à être publié. Au moindre signe d’un intangible début d’ombre de résultat de recherche encore improbable, l’injonction à l’écriture se fait sentir. Or, il faut bien trouver des lieux pour publier ces résultats toujours plus partiels, minces et fragiles. Les chercheurs et chercheuses se voient ainsi contraints de multiplier toujours plus les véhicules de diffusion, revues de second ordre qui ne parviennent à rejoindre qu’un public limité de chercheurs. Mécaniquement, ce pullulement des revues scientifiques, généralement en ligne, ne peut qu’édulcorer la robustesse et l’intérêt de ce qui est publié. Surtout, cela draine dramatiquement l’énergie du seul corps social qui peut encore prétendre veiller de manière désintéressée à la compréhension du monde dans lequel nous vivons. C’est ainsi que, tout irréprochables qu’ils soient, les universitaires engagés dans les comités de rédaction et d’évaluation et dans l’analyse critique des productions de leurs pairs sont si submergés par la tâche à accomplir qu’ils ne peuvent jamais accorder le temps et l’attention nécessaire à un examen intègre de ces productions. Au total, les recherches apparaissant dans les revues tout autant que celles communiquées lors de conférences, auparavant considérées comme l’actualité la plus chaude de la connaissance, ne constituent plus, trop souvent, qu’un fatras de propositions convenues et mal étayées dont la lecture ne fait qu’épuiser les quelques minutes résiduelles dont disposaient encore les membres de la communauté universitaire pour s’adonner à un travail significatif de veille scientifique.
En somme, la bureaucratisation de la recherche engendrée par la course à la productivité, n’aura réussi, paradoxalement, qu’à faire perdre encore plus de temps à la communauté universitaire.
D’autres que nous se sont rendus au même constat et se sont aventurés dans une autre voie, loin de la norme scientifique et des conventions qu’elle génère, celle du blogue. Magma d’assertions qu’aucune règle scientifique ne parvient vraiment à ordonner et dont le retentissement se situe quelque part entre la nullité totale et le ver d’oreille. Pourquoi s’adonner à ce genre, objet de toutes les suspicions parce qu’échappant au rite, aujourd’hui un peu folklorique, de l’examen par les pairs ? Pourquoi prendre le risque de prêcher dans le désert ? On pourrait proposer une première réponse un peu simple : entre deux maux, on choisit le moins douloureux ; entre deux déserts, on choisit celui que les armées disciplinaires n’ont pas quadrillé.
En effet, le blogue ouvre à nouveau un champ de possibilités que l’organisation de l’université avait peu à peu contribué à fermer : la possibilité qu’un corpus de textes échappant à la bureaucratisation tracassière de la recherche normale, puisse avoir une valeur universelle. Les exemples existent pourtant de ces œuvres majeures pour l’humanité, mais totalement émancipées de l’habitus de l’université: des essais de Montaigne aux études politiques de Tocqueville, des traités de Macchiavel à ceux de Leibniz. Sans avoir la prétention de nous mesurer à ces géants, nous avons certainement l’intention de suivre leur exemple, en toute humilité.
Pour autant, nous ne laissons pas tomber l’édition savante. Seulement, nous avons l’intention de l’exploiter pour les avantages qu’elle offre, notamment lorsqu’elle bénéficie d’un support papier : son indélébilité et son aptitude à soutenir la cumulativité des savoirs. Nous réserverons donc aux revues savantes et au livre, véhicules de la connaissance humaine encore irremplaçables, nos quelques concepts les plus robustes, nos rares arguments méritant la postérité et nos propositions les plus pertinentes.
Ce blogue est donc le carré de sable des membres associés du groupe design ∩ société, rattaché à l’Université de Montréal. Il est dédié à leurs intuitions, leurs spéculations et leurs commentaires au saut du lit. Les textes qu’il accueille touchent tout le spectre des enjeux soulevés par le design dans la société moderne. Les sujets qui y sont examinés sont divers, parfois locaux et très concrets, parfois universels et très abstraits. On y trouvera des billets écrits tant en français qu’en anglais selon le public concerné. Trois grands thèmes y sont traités :
- des commentaires sur l’actualité en général, considérée du point de vue du design. Il s’agit de laisser une place au commentaire d’événements largement relayés dans les médias et qui peuvent être, tout à la fois, locaux ou mondiaux ;
- des commentaires sur l’actualité du design, s’adressant plus spécifiquement aux milieux du design, milieu professionnel et milieu universitaire ;
- des spéculations théoriques sur le design ou d’autres objets conceptuels plus ou moins fragiles. Il ne s’agit pas ici de propos prêts pour diffusition dans des revues savantes, mais plutôt de courts essais qui peuvent éventuellement contribuer à l’élaboration d’articles soumis à des publications savantes.
Ces thèmes sont traités en respectant le format auquel l’on s’attend d’un billet et l’engagement auquel l’on s’attend d’un auteur de blogue. Aux lecteurs, quels qu’ils soient, le soin de juger de l’intérêt de ces textes et de contribuer, grâce à leurs réactions, au raffinement des points de vues et des arguments qui y sont présentés.
Alors, un blogue, pour quoi faire ? Pour gagner du temps.