La Ville Libre de Christiania. L’esthétique de l’inachevé II

À la recherche d’une utopie urbaine, j’ouvre la boîte de Pandore des communautés intentionnelles, des modes de vie alternatifs, des squats et des villes imaginaires qui ont vu le jour au XXIe siècle. Mes déambulations entre livres, blogues de voyages alternatifs, documentaires me font découvrir des projets où l’impensable a été pensé, réalisé et a existé. Certains existent encore. Soit marginalisés, soit isolés, soit en étroite relation avec l’industrie du tourisme. Chacun a son propre compromis dans un monde qui leur est hostile, mais ouvert.

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La ville libre de Christiania en fait partie depuis 1971. C’est la référence contemporaine par excellence quand il s’agit de l’expérimentation urbaine contre-culturelle. C’est un territoire autonome et autogéré dans la ville de Copenhague au Danemark. Actuellement, près de 1000 résidents sont étalés sur 34 hectares au sein des quartiers de Christianshavn et Holmen qui sont des iles artificielles [1]. Des maisons, appartements, habitations collectives, immeubles, commerces, écoles et autres services se trouvent dans la ville libre. Il n’existe pas de propriété privée pour les logements à Christiania. Les résidents paient un loyer et prennent soin de leurs foyers. L’investissement qui y est fait ne peut être réclamé au départ. La ville libre paye des taxes d’habitation à la ville de Copenhague et ses habitants ayant des revenus en dehors du quartier sont soumis au système d’impôt danois. L’autogestion est organisée par des rencontres et des groupes de travail. Les deux structures de rencontres décisionnelles sont les « area meetings » qui sont pour l’environnement immédiat (selon la taille 14 zones ayant entre 10 et 80 personnes) et les « community meetings » où sont discutés les sujets concernant l’ensemble de la ville libre [2]. Les notions de temps long, organisation horizontale, responsabilité du soi et l’inclusion sont au cœur des démarches de décision. Ils sont parfois laborieuses, longues et chaotiques, mais ils sont nécessaires pour la société qu’ils souhaitent mettre en place.

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Les iles artificielles, où se trouve Christiania, ont été construites par Christian IV au 16e siècle contre l’invasion suédoise. Dès leurs édifications, le territoire est majoritairement une zone militaire. En 1971, une première masse d’immigration composée de squatteurs, hippies, artistes et sans-abris prend possession de la caserne Bådsmandsstræde [3]. Ils se mobilisent pour créer un modèle de vie alternative communautaire basé sur la liberté, en 1971, ils déclarent : « To build up a self-ruled society, where every single individual can freely develop themselves under responsibility for the community. That this society shall rest economically in itself, and the common strife must still be to go out and show that psychological and physical pollution can be prevented. » [4]. Trois principes sont clarifiés dans le rapport de développement de 1991 : le principe d’autogestion et de responsabilité, la solidarité et l’équilibre avec la nature. Ces trois principes, selon la communauté, permettent de résoudre tout avec le moins de règles possibles [5]. En 1972, l’état décide de reconnaître Christiania comme une expérimentation sociale et cesse temporairement les affrontements [6]. Cependant, jamais la volonté et l’oppression pour normaliser Christiania ne cessent à travers tous les gouvernements danois. En 2004, la loi de Christiania exige la légalisation et la normalisation du territoire et des structures qui y sont édifiées selon les normes de la ville. Entre 2004 et 2011, suite aux procès et appels, la communauté perd définitivement devant la justice danoise. En 2011, elle accepte la proposition de vente de l’état et achète et/ou loue le terrain et les immeubles selon leurs localisations par le biais de sa fondation.

C’est l’une des attractions touristiques majeures de la ville [7]. « Christiania calls itself a ‘free city’. That means a sanctuary for people who do not fit in with the ‘normal’ rest of society, or for people who just feel a need to experience that a society can be organized differently from the rest of Denmark… The houses of Christiania are a big tourist attraction. A lot of them are architecturally very special, and it is a unique experience to take a walk around the area » [8]. « Born from total anarchy, a society has evolved […] New structures and creative architecture has come into existence throught different individuals’ fantasies ans dreams […] to create a self sustained society in harmony with nature, using recycled materials. » [9].

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Je me suis perdue dans les dédales de cette ville libre pour en étudier ses matériaux, découvrir ses habitants, ses couleurs, formes, ambiance, bref une partie de son esthétique. J’ai mangé, trainé, photographié, discuté, suivi des gens, erré dans ses rues, posé dans ses cours arrières en douce, contemplé sa magnifique bande riveraine, façades et paysages. Oui, on y vend des herbes de toutes sorte, mais il s’agit d’une minime partie de la ville libre. Christiania cache un univers qui dépasse cette activité à laquelle les habitants de Copenhague la réduisent assez souvent. L’œil de l’apprenti ethnographe, que je suis, découvrait des milliers de détails, de pratiques, de situations et d’environnements qui valent le détour pour améliorer l’habitabilité de nos villes. Cependant, j’ai essayé de mon mieux de me concentrer sur mon sujet : les qualités sensibles et perceptibles de l’environnement matériel crée par les habitants. Je voulais découvrir et pouvoir comparer leurs esthétiques de la durabilité à la notre qui est souvent soumis aux politiques de développement durable.

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Les pots de plantes et de fleurs qui sont dans chaque coin possible de la ville, furent la chose la plus marquante de ma visite pendant l’été 2014. Chaque cour, rue, immeuble, coin est envahi par des milliers de pots de tailles, de formes, de plantes et de fleurs différentes. Cette prolifération organique est sur un fond d’artefacts usés, récupérés, réappropriés, d’étonnantes combinaisons et assemblages de matériaux divers. Le paysage urbain de Christiania est une pluralité joyeuse. La végétation qui s’articule constamment avec les équipements, les bâtiments et les rues, met en place une esthétique du périssable et de l’altérable. L’organique, en envahissant les artefacts, crée un milieu de vie vivant défiant la permanence. On observe dans l’ensemble du centre de Christiania une volonté de faire cohabiter la flore et les espaces de vie.

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Le plan de développement de 1991 de Christiania, que je découvre dans la salle d’information pour les touristes, expose que les habitants de la ville libre ont refusé le plan d’urbanisme de la ville de Copenhague et en ont produit un nouveau pour décider leur avenir physique : « We cannot use the “dividing-line” in the government’s local plan, which splits Christiania into a densely inhabited town and an empty park. We wish the town out in the countryside and the countryside in the town, not mashed into one porridge, but as changing areas – lovely, roomy, and full of nice surprises. » [10]. Les pratiques d’assemblages de matériaux divers pour construire les maisons, habitats et autres équipements puis l’articulation omniprésente de la flore recréée avec ces artefacts mettent en place une esthétique plurielle, non uniforme et hétéroclite. L’organique et l’inorganique sont constamment en articulation en créant une esthétique changeante, impermanente, transformable dans sa sensibilité, usée et usable.

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La ville libre de Christiania est l’une de ces démonstrations de la faisabilité d’un autre milieu de vie. La communauté résiste et donne l’exemple d’un mode de vie différent, possible, imaginable, réalisable. Leurs expériences, leurs luttes, leurs beautés, leurs problèmes, leurs échecs et leurs compromis sont ce que nous avons besoin de connaître pour rêver, oser, agir et proposer différents mondes habitables.

Montréal aura la chance d’accueillir cinq habitants de Christiania dans le cadre de Sympholium de l’Université de Foulosophie entre 28 mars et 1er avril. Des membres fondateurs et des représentants de la cité dans la cité viendront faire l’état des lieux. Rencontres, soupers, conférences, cabaret et autres folies seront au rendez-vous. Une opportunité unique pour vous inspirer.

[1] Christiansen, T. et K. Tengberg (2004). Christiania: interiør, Nyt Nordisk Forlag Arnold Busck, Copenhague.
[2] Christiania, 2015, christiania.org, consulté le 15 décembre 2014.
[3] Miles, M. (2008). Urban Utopias: The Built and Social Architectures of Alternative Settlements, Routledge.
[4] Christiania (1991) The Green Plan, christiania.org, consulté le 15 décembre 2014.
[5] ibid.
[6] ibid.
[7] ibid.
[8] Miles, op.cit., p.196.
[9] Christiansen T. et K. Tengberg, op.cit., p. 13.
[10] Christiania, op.cit.

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