L’histoire est sauve, les designers sont là. Retour, mi-Stout mi-IPA, de la conférence CUMULUS Dublin

La séance de l’après-midi fut d’une tout autre eau. Intitulé DESIS-Philosophy, on pouvait s’attendre à un débat passionnant sur le rôle du design dans l’innovation sociale et les transformations de l’institution publique. Les animateurs de ce workshop se sont en effet d’emblée lancés dans la défense d’une position présentée comme l’ultime aboutissement d’une profonde analyse du rôle du designer dans la cité : les designers seraient « the last of the storytellers ». De quoi s’agit-il ? En fait, les designers qui s’intéressent à l’innovation sociale sont amenés à écouter les parties prenantes des projets de transformation sociale où ils officient. De cette écoute, ils tirent une « histoire » qui n’est rien de moins qu’une publicisation des expériences individuelles ainsi qu’une mise en cohérence du récit général du projet. Et cette assertion est bien fondée dans les philosophies originelles de Hannah Arendt et Walter Benjamin. Le rôle du « storyteller » était déjà central dans la Grèce antique, comme en témoignent les traités sur les grandes tragédies. La présence du « storyteller » est une condition de la sphère publique et, puisque le designer est un des derniers représentants de cette tradition multimillénaire, l’existence même d’une réalité publique ne repose plus que sur eux. Au cas où vous n’auriez pas saisi, ici, l’ironie du ton, sachez que s’il y a un aspect de mon travail d’enseignant universitaire pour lequel je n’entretiens plus aucune lueur d’espoir, c’est bien la compétence rédactionnelle des cohortes successives d’apprentis designers et designers-chercheurs à qui j’enseigne et qui témoigne clairement de l’efficacité foudroyante de l’apprentissage du langage graphique-synthétique qui semble engourdir durablement toute compétence analytique et cause une totale dé-programmation des aptitudes à l’écriture. Comment une communauté de pratique qui est si mal armée pour le travail subtil de la description riche, préconisée par Clifford Geertz, et/ou lumineuse, comme le suggère plutôt Jack Katz, de la vie ordinaire et banale peut-elle être celle dont nous ferons dépendre l’avenir du récit commun et de l’étude des cultures ? Que certains soient plus optimistes que moi à propos de l’aptitude à l’écriture des prochaines générations de designers, tant mieux. De toute façon, année après année, classes après classes, je reprendrai mon travail de Sisyphe…

Mais ce n’est pas là le seul problème que je vois à prêter un tel rôle au designer. Prétendre que les designers sont les derniers artisans de la mise en récit des communautés, c’est faire totalement abstraction d’une multitude de traditions de pratique parfaitement vivantes et robustes pour lesquelles parler pour autrui, témoigner des existences, se faire le relai « prismatique » des réalités est au principe même de la mission. C’est oublier le travail millénaire des chroniqueurs, conteurs et auteurs de fictions en tous genres ; c’est oublier que le travail des historiens a toujours été de tenter de rendre compte de la vie à partir des signes ; que de tout temps les avocats de la cours ont eu pour tâche difficile de dire la vérité d’une situation vécue, de la faire dire, de la recomposer, de la dévoiler ; que depuis bientôt 200 ans l’épistémologie des Kulturwissenschaften a placé le récit au centre de toutes les sciences humaines et sociales ; que l’anthropologie, l’ethnographie, la sociologie, la psychologie ont fait de la capacité de leurs praticiens à rendre compte de l’expérience d’autrui, expérience intime ou commune, une condition essentielle et, pour certains, suffisante de leur discipline.

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