Politique de la route et remords du libéralisme

La route et la coordination de ses usagers est un sujet de préoccupation constant des communautés depuis la popularisation de la bicyclette à la fin du XIXe siècle. C’est un lieu particulièrement étrange pour les démocraties modernes car la coprésence paisible des usagers y nécessite un équipement normatif lourd, en constant renouvellement, qui entrave toute forme d’organisation ad hoc basée sur les convenances tacites et les capacités des personnes à s’ajuster entre elles. Symbole de la société libérale moderne, levier de l’individualisme et de la consommation de masse, les routes sont paradoxalement des lieux où la liberté se paie cher : on n’y conduit pas n’importe quoi, n’importe comment, à n’importe quel moment de sa vie et dans n’importe quelles conditions.  À ce titre, la route et les politiques qui encadrent son usage, offrent une scène privilégiée à l’analyse des problèmes fondamentaux du libéralisme : son caractère oppressif et son inclination à l’obscurantisme.

L’étude de la politique routière permet de mesurer ce qui reste de la liberté une fois mises en œuvre les règles de coopération nécessaires dans une démocratie libérale pour assurer que les individus ne se nuisent pas mutuellement dans la quête de leurs intérêts particuliers. On peut s’en douter, en visant à garantir à chacun la possibilité d’aller et venir à sa convenance, l’organisation de l’espace routier ne laisse pas beaucoup de place à la liberté.  En effet, au Québec et dans de nombreux pays à travers le monde, les politiques routières se limitent à dire ce que conduire n’est pas : conduire c’est ne pas avoir d’accidents. Elles offrent ainsi des pratiques routières qu’une définition en creux où conduire apparaît comme le négatif de la déviance. D’où cette lutte contre les usages anormaux des automobilistes : contre la conduite en état d’ébriété et sous l’influence de drogues, contre l’usage des téléphones cellulaires au volant, contre la communication par texto, contre les excès de vitesse. Qu’est-ce qui fait le caractère déviant de ces usages ? Leur degré de cooccurrence avec la survenue d’accidents de la route. Les mathématiques dessinent ainsi une frontière imperméable entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas avec, pour conséquence, que la route devient un lieu où la liberté est constamment menacée par les hasards que dénombre l’accidentologie. Or, à vouloir à tout prix éradiquer les pratiques corrélées à la survenue des accidents de la route, il faudra bientôt obliger les travailleurs pendulaires à se coucher au moins 10 heures avant leur heure d’embauche (car la fatigue est un facteur d’accident) ; il faudra interdire la rêvasserie au volant ou la conversation avec les passagers (car l’inattention peut causer des accidents) ; obliger la saine alimentation des conducteurs (car lorsqu’on a faim, nos capacités de concentration diminuent) ; interdire le volant aux enrhumés (éternuer au volant ? vous n’y pensez pas !) ; contraindre les automobilistes au bonheur (car le stress et l’anxiété sont des facteurs d’inconduite). Ces scénarios, aussi insensés qu’ils puissent paraître, sont pourtant au coin de la rue. La seule parade semble résider dans l’alternative, combien de fois évoquée par les promoteurs d’un resserrement des règles parce que jugée plus souhaitable : la prudence et la prévoyance des usagers. Mais la force d’une telle esquive est bien dérisoire face à l’obligation de réguler la poursuite des intérêts individuels des usagers de la route.

En dernière analyse, le dernier espace de la liberté laissée à la pratique routière réside dans cette sorte de remords souvent affichée en réaction aux modifications et appendices apportés au code de la route : si au moins les conducteurs savaient se conduire ! Or, c’est bien timidement qu’ils indiquent ainsi une issue possible hors de la mécanique implacable de la normalisation libérale.

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